Le Pied-bot

Jusepe Ribera

Musée du Louvre

Dans les premières années du XVIIe siècle, un cardinal, traversant une rue de Rome, apercevait un jeune garçon mal vêtu, misérable, qui faisait un croquis d'une fresque peinte sur la façade d'une maison. Il s'approcha, très intrigué, et, ayant examiné le dessin, se montra émerveillé. Il interrogea l'enfant, s'intéressa à son histoire, et, ravi de son intelligence autant que de ses bons sentiments, il l’emmena chez lui, le logea et le nourrit.

Le Pied-bot tableau peint par Jusepe Ribera
Le Pied-bot tableau peint par Jusepe Ribera

Ce précoce artiste s'appelait Jusepe Ribera ; il devait un jour devenir célèbre et frayer avec les papes et les rois. Il était né en Espagne, dans la province de Valence, et, poussé très jeune vers la peinture, il était entré dans l'atelier de Francisco Ribalta, artiste de valeur et professeur de grand mérite, qui avait étudié en Italie et ne cessait de vanter à ses élèves les merveilles artistiques de Rome et de Venise. Enflammé par ses récits, le jeune Ribera résolut de se rendre dans la patrie de l'art et, un beau jour, il s’embarqua, en qualité de mousse, croit-on, à bord d'un navire en partance pour l'Italie. Arrivé à Rome, il y mena une existence misérable, mais il avait le feu sacré. Tous les jours on pouvait le voir dans les églises et les galeries, un crayon à la main, copiant les chefs-d'œuvre des maîtres. Les peintres qui le rencontraient ainsi, s'étaient habitués à lui et l'avaient surnommé Lo Spagnoletto (l'Espagnolet), nom qu'il conserva toujours.

En dehors des grands ancêtres dont il essayait de s'assimiler la technique il ne trouva, dans les peintres vivants, aucun artiste dont il voulut faire son guide. La peinture italienne était en pleine décadence et le goût public abâtardi s'extasiait devant les productions faciles et sans vigueur de Joséphin, de l'Albane et du Guide. Il se trouvait assez désemparé lorsqu'il eut occasion de voir une toile du Caravage. Ce fut une révélation pour lui : il venait de trouver un maître. Le Corrège, dont il avait étudié l'œuvre, l'enchantait également ; l'influence de l'un et de l'autre agit tour à tour sur lui. Il ne prit à chacun d'eux que ce qui convenait à sa nature, et il les mit à contribution selon les circonstances, jamais en copiste ou eu imitateur, toujours en artiste supérieur, souverainement indépendant.

Il resta toujours foncièrement Espagnol et c'est pour retrouver en Italie un coin de la patrie qu'il se fixa à Naples, alors sous la domination espagnole. Il y passa toute sa vie. Dès son arrivée, il s'impose par son talent. Le duc d'Ossuna, vice-roi de Naples, voit ses oeuvres, en est émerveillé et le nomme peintre de la Chambre, avec logement au palais royal. Sa réputation franchit bientôt les frontières du petit royaume, et s'étend jusqu'à Rome et en Espagne.

La caractéristique de son talent est une fougue violente, sombre, qui lui fait pousser l'expression dramatique jusqu'à l'exaspération des nerfs. Il se complaît dans les tortures, il se délecte à suivre sur le visage des victimes agonisantes les affres terribles de la mort. M. Paul Lafond, dans son bel ouvrage sur Ribera, justifie cette manière du maître par des raisons qui ne manquent pas de vérité : « Sa violence picturale, écrit-il, n'a été bien souvent pour lui qu'une sorte de nécessité. Il ne faut pas oublier qu'il a senti le devoir de tenir haut et ferme le drapeau des revendications naturalistes que venait de laisser tomber le Caravage, mort à quarante-deux ans, et qu'il sauva la peinture de l'afféterie et de la mignardise où la conduisaient le Guide, l'Albane et leurs disciples. A la suite d'Amerighi (Caravage), Ribera la menait à la liberté, à l'affranchissement ; il a parfois, souvent même, dépassé le but, mais il le fallait. Par la vérité de son dessin, son impeccabilité, sa rectitude, il a réagi contre les élèves attardés et de seconde main de Michel-Ange, ces tortionnaires qui cassaient les os de leurs personnages, tordaient leurs muscles, les torturant dans les gestes les plus invraisemblables, les présentant dans les raccourcis les plus hasardeux pour faire montre de leur soi-disant science anatomique. »

Ribera savait, quand il le voulait, assouplir son pinceau jusqu'à la douceur et même jusqu'au mysticisme, témoin ses nombreuses Immaculée Conception, si purement idéales dans leur fermeté de facture. Il ne dédaignait pas non plus les sujets de fantaisie, et, quand il les abordait, c'était pour faire des chefs-d'oeuvre. Le Pied bot, que nous donnons ici, en est la preuve.

Ce jeune miséreux à jambe contrefaite est une pure merveille. Sur un fond de ciel mêlé d'azur et de gris, il développe son corps râblé et rit de tous les muscles de sa face. Il porte allègrement sa béquille sur l'épaule et dans la main il tient une feuille où se lit un appel à la charité publique. C'est le loqueteux jovial, bon enfant, comme on en rencontre encore dans les ruelles des villes espagnoles, parias de la vie, parfois gouailleurs, quelquefois méchants, qui narguent la Destinée et se rient de leur propre infortune.

Le Pied bot est une œuvre d'un beau réalisme, obtenu simplement, sans aucun artifice, sans aucune de ces habiletés que trop souvent emploient nos peintres contemporains, et sans rien sacrifier à l'impeccabilité du dessin et de la forme.

Ce magnifique tableau appartenait à la collection La Caze.

Hauteur : 164 cm – Largeur : 94 cm.