Le Radeau de la Méduse

Théodore Géricault

Musée du Louvre

En 1816 la frégate la Méduse, qui faisait voile vers le Sénégal, fut séparée par la tempête, au large des côtes du Maroc, de la flottille qu'elle escortait et s'échoua sur le banc d'Arguin, près du cap Blanc. Après de vains efforts pour renflouer le navire, les naufragés durent l'abandonner. Les canots étant insuffisants pour les soldats et l'équipage, on construisit un grand radeau grâce auquel on espérait, remorqués par les embarcations, atteindre la côte. Mais, pendant la nuit, les hommes de canots coupèrent lâchement les câbles d'attache et abandonnèrent à leur sort les malheureux entassés sur le radeau. Alors commença cet effroyable drame demeuré célèbre dans les fastes de la mer. Pendant vingt-sept jours, les naufragés furent ballottés sur les flots de l'Océan ; les vivres, puis l'eau manquèrent ; la faim, la soif, la folie agissant sur ces êtres épouvantés, il se passa des scènes d'horreur et de carnage dont deux des survivants, Corréard et Savigny, nous ont laissé une dantesque relation. Lorsque, enfin, la corvette l'Argus aperçut les signaux, il ne restait plus que quinze survivants sur le radeau tragique.

Le Radeau de la Méduse tableau peint par Théodore Géricault
Le Radeau de la Méduse tableau peint par Théodore Géricault

C'est ce terrible drame de la mer que Géricault résolut de peindre à son retour de Rome. A son projet se mêlait aussi une pensée étrangère à l'art. L'opposition ayant exploité ce naufrage contre le gouvernement de Louis XVIII, le peintre était sûr, en choisissant un tel sujet, d'attirer sur lui l'attention générale et peut-être espérait-il quelque avantage du scandale qu'il produirait. Mais il avait trop le respect de son art pour confier aux seules passions politiques le soin de sa gloire ; il ne négligea rien pour faire une œuvre émouvante et belle. Il se fit conter par Corréard et Savigny les moindres détails de la tragédie ; il établit le radeau d'après les indications du charpentier, survivant lui aussi, qui l'avait construit. Obligé de peindre des cadavres et des agonisants, il alla à l'hôpital Beaujon surprendre au chevet des malades les affres de la mort. Quant au ciel blafard de sa toile et à la teinte livide de ses flots, il les peignit d'après nature, un jour de tempête, sur la plage du Havre.

Malgré ce minutieux besoin de vérité documentaire, il y avait trop de fougue, de vigueur chez Géricault, pour que le naufrage de la Méduse demeurât un simple procès-verbal illustré de la catastrophe ; il y a introduit l'immensité du désespoir, l'horreur de la mort et aussi cette énergie sauvage qui rattache l'homme à la vie et lui fait avidement scruter cet horizon mouvant où, tout d'un coup, peut surgir le salut. Quand il s'agit de fixer la composition, Géricault hésita longuement. Il essaya successivement plusieurs épisodes : il rejeta celui de la délivrance à cause du défaut d'unité qu'aurait présenté la toile avec le double groupe du radeau et du navire sauveteur ; l'épisode de la lutte entre les naufragés le retint davantage et il en fit une esquisse très belle et très poussée, mais, là encore, il lui parut que l'éparpillement des corps à corps sur toute l'étendue du radeau serait inharmonique. Il se décida enfin pour le magnifique tableau que nous reproduisons où se trouvent à la fois concentrés sur un même point les malheureux prostrés, attendant la mort, et ceux qui viennent d'apercevoir une voile à l'horizon et qui l'appellent frénétiquement en agitant des linges.

Géricault ne s'était pas trompé en escomptant le bruit que ferait toile. Quand elle parut au Salon de 1819, elle souleva une véritable tempête. Acclamée par les libéraux, elle fut vilipendée par les partisans du gouvernement et plus encore par les Davidiens. « Par un de ces aveuglements dont la postérité a peine à se rendre compte, quoiqu'il se renouvelle à l'apparition de chaque génie original, ce chef-d'œuvre fut généralement jugé détestable. On ne sentit pas cette poésie poignante dans sa réalité ; on resta insensible à l'effet dramatique de ce ciel livide, de cette mer sinistrement glauque écrasant son écume sur les cadavres ballottés entre les poutres du radeau et secouant de son épaule énorme ce frêle plancher, théâtre d'agonie et de désespoir : cette science de musculature, cette force de couleur, cette largeur de touche, cette énergie grandiose et qui fait penser à Michel-Ange, ne soulevèrent que dédains et que réprobations. » (Théophile Gautier).

L'État ne voulut pas acheter le tableau, malgré les efforts du directeur des Musées, le comte de Forbin. Néanmoins Géricault obtint une médaille d'or, et, en la lui remettant, Louis XVIII lui dit aimablement : « Monsieur Géricault, vous venez de faire un naufrage qui n'en est pas un pour vous. »

Après la mort prématurée de l'artiste, ses héritiers voulaient couper le tableau en quatre pièces, car sa grandeur en rendait le placement difficile. Cette fois, le comte de Forbin réussit à sauver la toile, et l'acquit au prix de 6,000 francs pour le compte de l'État.

Hauteur : 491 cm – Largeur : 716 cm