Ulysse remet Chryséis à son père

Claude Lorrain (Claude Gellée)

Musée du Louvre

La scène représente un port aux eaux d'émeraude, bordé de palais somptueux. Palais étranges et anachroniques tels que n'en contemplèrent jamais les yeux d'Ulysse, qui cependant virent tant de choses : des colonnades supportant des terrasses, des escaliers de marbre aux larges degrés aboutissant à des quais bien dallés, une sorte de château à plusieurs rangs d'étages terminé par une tour octogonale qui plonge ses assises dans la mer, le tout agrémenté de jardins dont on aperçoit les massifs taillés en boule, un mélange très curieux d'architecture romaine, de renaissance italienne et de style dix-septième.

Cet ensemble très décoratif est complété, vers l'horizon, par une digue fermant le port. Dans les eaux de cette rade de féerie stationne un grand navire, assez semblable aux vaisseaux de haut bord de la marine royale, les mâts chargés de voiles et arborant des pavillons qui flottent à la brise ; plus loin, se dessine la fine silhouette d'un autre bâtiment entrant au port. A droite, à demi cachée par les hautes colonnes d'un édifice, on aperçoit la proue élégante d'un troisième navire. Çà et là, des canots chargés de passagers sillonnent l'eau sous l'effort des rames. Sur le quai placé au premier plan s'agitent de minuscules personnages qui paraissent être des badauds bien plus que des trafiquants. Dans cette foule assez peu compacte on chercherait vainement la scène d'où le tableau tire son titre. Où donc se trouve Ulysse ? Où Chryséis et le père à qui on la remet ? Claude Lorrain eût sans doute été lui-même bien empêché de le dire. Au surplus, il s'en souciait peu. Il n'était que paysagiste, et les personnages ne l'intéressaient pas, il ne savait même pas les dessiner ; il laissait au Flamand Jan Miel ou à l'Italien Filippo Lauri le soin de les grouper ou de les peindre. Les titres ? Il les abandonne également à ses collaborateurs qui les choisissent à leur gré. Mais ce qui lui appartient en propre, ce que nul peintre n'a possédé au même degré, c'est le secret de cette lumière qui vibre dans ses tableaux, c'est l'art inimitable avec lequel il colore de flammes, matinales ou crépusculaires, le faîte des palais ou la surface des eaux. « Dans ses marines, écrit M. Raymond Bouyer, l'onde, l'architecture, la végétation concourent magnifiquement au plus harmonieux décor : du fond de la toile la splendeur vibre, et l'onde la reflète et se resserre — heureuse illusion de la perspective — entre le sourd feuillage et le marbre étincelant ! Un poète a défini ce décor « le chemin du soleil ». Le soleil est le vrai sujet de son œuvre, invisible ou présent. C'est le dieu perpétuellement adoré, sans flatterie de cour, sans allusion servile au Roi-Soleil qui ne brille pas encore à Versailles… Rubens, déjà, n'avait-il point mêlé l'astre du jour aux fantasmagories de ses belles pochades ? Mais Claude en fait l'âme de ses effets préférés, de sa création sans rivale, ce riche port de mer, à contre-jour, où l'onde se prête à tous les caprices de la réfraction. »

Ce génial artificier de la lumière solaire demeure une exception dans l'histoire de la peinture. Ses rayonnantes apothéoses sont restées inimitables. Et le plus curieux, c'est que ce peintre incomparable fut toute sa vie un ignorant ; à peine savait-il signer ses toiles. Né de parents très pauvres, dans une petite bourgade de Lorraine, Claude Gellée n'annonce pas, enfant, de grandes qualités d'intelligence. Comme il n'apprend rien à l'école, son père le fait entrer comme apprenti chez un « boulanger de pâtés », ce que nous appelons de nos jours un pâtissier. Quand il sait son état, il part pour Rome avec une troupe de cuisiniers et de pâtissiers lorrains, très estimés en Italie. Il n'y réussit pas et se trouve bientôt sans place. Il est dans la plus noire détresse quand, par bonheur, un peintre romain, Augustinus Tassus, le prend à son service et lui confie le soin de la cuisine et du ménage. Claude est domestique : il panse le cheval, broie les couleurs, nettoie la palette et lave les pinceaux. Comme son maître est bon homme, il permet à Claude de s'essayer au métier de peintre; il lui apprend un peu de perspective, mais le dessin rebute l'apprenti. D'ailleurs, même dans son art, il ne sera jamais un savant. « Plus coloriste que dessinateur, il entend mieux la perspective aérienne que la perspective linéaire et la nuance de l'atmosphère que la géométrie des lignes. »

Claude Lorrain passa presque toute sa vie à Rome, comme Poussin, dont il fut l'ami. La renommée et la faveur allèrent plus vite au premier qu'au second ; tandis que Poussin gagna relativement peu d'argent, Claude réalisa une belle fortune.

En même temps que la richesse, le Lorrain doit au ciel de l'Italie le meilleur de son art. « Qu'il découvre d'infinies perspectives baignées dans l'air diaphane des crépuscules ou des aubes, qu'il projette dans une baie d'émeraude l'image des voiliers majestueux ou des palais de marbre, qu'il réalise enfin sur ses toiles l'hymen étincelant du ciel et de la mer, le Lorrain, par la manière dont il interprète la lumière et balance les contours, laisse une trace lumineuse dont un reflet s'est perpétué jusqu'à nous, Ulysse remettant Chryséis à son père fut peint par le Lorrain vers 1646, pour M, de Liancourt et fut acquis par Louis XIV, Il figure aujourd'hui au Louvre.

Hauteur : 119 cm – Largeur : 150 cm.