Jean-Honoré Fragonard
Musée du Louvre
Nanti de son prix de Rome, Fragonard se dispose à partir pour la Ville Éternelle. Mais, avant que de prendre le coche, il va faire ses adieux à son vieux maître et ami François Boucher. Celui-ci l’embrasse et, en le reconduisant, lui donne ses derniers conseils. « Mon cher Frago, lui dit-il, vous allez en Italie voir les oeuvres de Raphaël et de Michel-Ange, mais, je vous le dis en confidence, comme ami, si vous les prenez au sérieux, vous êtes perdu. » Boucher, qui avait son franc-parler, aurait même employé un mot plus énergique.
Ne nous hâtons pas de crier au sacrilège. Boucher était un trop grand artiste pour méconnaître le génie des maîtres de la Renaissance. Dans sa forme irrespectueuse, son conseil ne visait qu'à mettre Fragonard en garde contre le danger de l'imitation servile, fût-ce l'imitation de Raphaël. Il ne voulait pas que Rome étouffât dans son élève sa brillante personnalité d'artiste, comme elle avait fait pour tant de peintres bien doués, revenus de là atrophiés et sans tempérament.
Fragonard suivit à la lettre les instructions de Boucher ; l'éducation académique de l'École royale de Rome resta sur lui sans influence. Les anciens ne parvinrent pas non plus à le dévoyer : en face des merveilles de Michel-Ange et de Raphaël, il se sentit ému, pénétré d'admiration, mais il était trop essentiellement de son pays et de son temps pour subir aucune emprise ; il échappa à la tentation de voir par les yeux d'autrui et ne compromit pas sa personnalité dans de mauvais reflets de l'art italien. Son unique maître fut la nature cette nature incomparable des environs de Rome ; il parcourut et étudia les plus beaux sites d'Italie. Les ruines anciennes, les eaux courantes, les arbres majestueux laissèrent dans l'imagination de Fragonard une impression tellement vive qu'elle se reflétera souvent dans ses toiles, développant en lui un sentiment ému de la nature et une connaissance approfondie de la lumière dont il baignera ses scènes plus tard ; c'est de son séjour en Italie qu'il rapporta l'amour de ces grands jardins qui si souvent lui servirent de décor.
Quand il revint en France, il put reparaître sans honte devant Boucher, qui le retrouva tel qu'il était parti, mais avec un génie plus complet et mûri par l'étude. Il était prêt à recevoir des mains de son maître vieilli le sceptre de la peinture française ; l'ère glorieuse allait s'ouvrir pour lui.
On peut faire deux parts de l'œuvre de Fragonard : celle qui précède son mariage et celle qui lui est postérieure. Dans la première catégorie se placent les toiles galantes, licencieuses même ; dans la seconde on trouve plus fréquemment des scènes d'intimité dans le genre des petits maîtres hollandais.
C'est à cette deuxième manière qu'appartient la Leçon de musique, que nous donnons ici. Cette ravissante toile est demeurée à l'état d'esquisse ; mais sous le frottis léger de la peinture apparaît mieux encore toute l'exquise délicatesse de l'art de Fragonard et son habileté à peindre les scènes d'intérieur.
Assise dans un fauteuil, une charmante jeune femme, aux cheveux d'un blond doré, déchiffre au clavecin un morceau de musique posé sur le pupitre. Elle est dans le plus pur costume de l'époque, avec son corsage largement ouvert et sa jupe de satin dont les plis bouillonnent par-dessus les bras de son fauteuil. A côté d'elle, debout, se tient un jeune homme, peut-être son professeur, plus sûrement son amoureux, portant un vêtement quelque peu archaïque, assez semblable à celui des mignons de Henri III. Un toquet couvre sa tête et son cou est emprisonné dans une fraise nichée. Son office paraît être de surveiller l'exécution correcte du morceau, mais toute son attention semble aller de préférence aux charmes de son élève, qui nous paraît bien rougissante en dépit de l'application qu'elle affecte. Sur une chaise placée à côté du clavecin, une viole est posée, et à côté apparaît la tête ronde d'un chat que la musique a sans doute éveillé de son sommeil.
Cette petite scène intime est infiniment gracieuse : l'intérêt de la toile est concentré sur les deux personnages qui en occupent toute la largeur. Aucun décor, aucun accessoire ne détourne l'attention ; pas un détail d'ameublement ou d'architecture qui sollicite le regard ; c'est un menu détail d'existence quotidienne, pris sur le vif.
« Personne ne fut mieux doué que Fragonard ; toutes les fées semblent avoir assisté à sa naissance. Moins mythologique que Boucher, il exprima le goût, la fantaisie et le caprice de son siècle avec une verve et un esprit incroyables.
« Ses tableaux sont charmants, ses esquisses valent encore mieux que ses tableaux, et ses dessins que ses esquisses. Il ne lui faut presque rien pour rendre son idée ; un frottis de bitume, une teinte locale rosée ou bleuâtre, quelques hachures, un réveillon de lumière et voilà tout un monde de figurines qui vivent, sourient, se cherchent, s’embrassent, courent et voltigent, à travers des fumées, des nuages et des bosquets. » (Théophile Gautier).
Hauteur : 109 cm – Largeur : 121 cm.